Nous nous inscrivons nous aussi dans cette optique, en particulier en ce qui concerne un sérieux renouveau du débat théologique, qui doit comporter des deux côtés la révision de « lieux communs » non-dogmatiques, dans l’intérêt suprême de l’Eglise universelle, et non dans la recherche d’un statu quo qui ne viserait qu’à cultiver les intérêts particuliers.
A propos de l'avenir proche de la Fraternité saint Pie X
par Mgr Brunero Gherardini
(traduction Abbé Matthieu Raffray)
A l’occasion d’une rencontre amicale, quelques amis m’ont demandé quel pourrait être l’avenir proche de la Fraternité saint Pie X, à l’issue des discussions en cours entre ladite fraternité et le Saint-Siège. Nous en avons longuement discuté et les avis étaient partagés. C’est pour cela que je tiens à exprimer le mien par écrit, dans l’espoir – sans aucune prétention, Dieu m’en garde – qu’il puisse profiter non seulement à mes amis, mais aussi à ceux qui participent à ce dialogue.
Je tiens à dire avant tout que personne n’est prophète, ni fils de prophète. Le futur est entre les mains de Dieu. Parfois il est possible de l’aménager à l’avance, au moins en partie ; dans d’autres cas, il nous échappe totalement. Il faut en outre reconnaître aux deux parties, qui sont enfin à l’œuvre pour trouver une solution au problème des « lefebvristes » qui a désormais trop duré, qu’elles ont réussi jusqu’ici à maintenir admirablement et exemplairement le silence qu’elles avaient promis sur leurs colloques. Un tel silence, cependant, n’aide pas à en prévoir les issues possibles.
Des « rumeurs », par contre, se font entendre ; et pas peu. Savoir quel est leur fondement est une énigme. J’examinerai donc quelques-unes des opinions exprimées à l’occasion de la discussion mentionnée, pour ensuite donner clairement la mienne.
1 – Au cours de la discussion, certains jugèrent positive la récente invitation faite à la Fraternité de « sortir du bunker dans laquelle elle s’était barricadée durant l’après-concile pour défendre la Foi contre les attaques du néomodernisme ». Il était clair que donner un avis à ce sujet n’était pas chose facile. Que la Fraternité ait été, durant quelques décennies, enfermée dans un bunker, cela est évident ; et malheureusement, cela dure encore. Ce qui est moins évident, c’est de savoir si elle y est entrée toute seule, si on l’y a fait entrer, ou si ce sont les évènements qui l’y ont poussée. Il me semble, si l’on veut vraiment parler de bunker, que c’est Mgr. Lefebvre lui-même qui a emprisonné sa Fraternité, ce 30 juin 1988, lorsque – après deux avertissements de Jean-Paul II et une monition formelle pour qu’il renonce à l’acte « schismatique » qu’il projetait d’accomplir – il a ordonné évêque quatre de ses prêtres. Le bunker, ce fut cela : non pas celui d’un schisme formel, puisque s’agissant seulement d’un « refus de la soumission au Souverain Pontife » (CIC 751, §2), il n’y avait ni dol, ni intention de créer une anti-église ; au contraire, cet acte fut même déterminé par l’amour de l’Eglise et par une sorte de « nécessité » pressante pour assurer la continuité de la véritable Tradition catholique, sérieusement compromise par le néomodernisme postconciliaire. Mais ce fut bel et bien un bunker : celui d’une désobéissance aux limites du défi, une voie sans issue et sans la perspective d’aucun débouché possible. Et non pas un bunker pour avoir voulu sauvegarder des valeurs compromises.
Il est difficile de comprendre en quel sens, « pour défendre la Foi contre les attaques du néomodernisme », il pouvait être à proprement parler nécessaire de « se barricader dans un bunker ». Cela voulait-il dire : laisser le champ libre à l’irruption de l’hérésie moderniste ? Non, puisque de fait, le passage de l’hérésie fut sans cesse mis en difficulté. Car bien que dans une situation de condamnation canonique, et donc en-dehors des rangs officiels, mais avec la conscience certaine de travailler pour le Christ et pour son Eglise, une, sainte, catholique, apostolique et romaine, la Fraternité s’est attachée par-dessus tout à la formation des prêtres, puisque c’est là son but spécifique ; elle a fondé et dirigé des séminaires ; elle a promu et soutenu des débats théologiques parfois de haut niveau ; elle a publié des livres d’une valeur ecclésiologique remarquable ; elle a rendu compte d’elle-même en publiant des feuilles d’information internes et externes ; et tout cela à couvert, démontrant ainsi de quelle force – malheureusement laissée pour compte – l’Eglise pourrait se prévaloir pour réaliser son œuvre d’évangélisation universelle. Le fait que les effets de la présence lefebvriste active puissent paraître modestes, ou que de fait ils ne soient pas très apparents, peut dépendre de deux motifs : d’une part de la condition canonique anormale dans laquelle elle évolue ; d’autre part de ses dimensions : on sait que « la mosca tira il calcio che può » (« la mouche tire le coup de pied qu’elle peut »).
Mais je suis profondément convaincu que c’est justement pour cela qu’il faudrait remercier la Fraternité : pour avoir maintenu, et pour maintenir encore bien haut le flambeau de la Foi et de la Tradition, dans un contexte de sécularisation désormais parvenue au seuil d’une ère post-chrétienne, et ce, malgré une antipathie non-dissimulée envers elle.
2 – A l’occasion du débat dont il était question au début, quelqu’un a fait référence à une conférence durant laquelle la Fraternité fut invitée à avoir une plus grande confiance dans le monde ecclésial contemporain, en recourant si nécessaire à certains compromis, puisque le « salus animarum » exige – c’est un lefebvriste qui l’aurait dit – que l’on courre même ce risque-là. Oui, mais certainement pas le risque de « compromettre » son salut éternel, ni celui d’autrui.
Il est probable que les paroles aient trahi les intentions. Ou que l’on n’ait pas pris garde à la valeur des mots. Car s’il y a bien une chose, en matière de Foi, qu’il est un devoir d’éviter, c’est bien le compromis. Et le fait que la Fraternité en appelle – comme tout authentique fidèle du Christ – au « Si si, no no » de Mt. 537 (Jac. 512) est l’unique réponse valable à la perspective d’un compromis. Le texte cité continue en affirmant que « tout le reste vient du malin » : donc aussi, et même précisément, le compromis. Au moins lorsqu’on entend par là renoncer à ses propres principes moraux et à ses propres raisons d’être.
A vrai dire, dès que les discussions entre le Saint-Siège et la Fraternité ont commencé, m’est parvenue, à moi aussi, la rumeur de la possibilité d’un compromis. C'est-à-dire d’un comportement indigne, auquel le Saint-Siège se refuse, j’imagine, le premier. Un compromis sur tout ce qui n’implique pas la confession de la Foi authentique est possible et même plausible ; mais il ne l’est jamais aux dépens de valeurs non-négociables. Ce serait là, avant tout, une contradiction dans les termes, puisque le compromis lui-même est l’objet d’un « negotium » – et une négociation à risque : le risque du naufrage de la Foi. L’idée même que le Saint-Siège puisse proposer et accepter un compromis me répugne : ce serait obtenir beaucoup moins qu’un plat de lentilles, et il endosserait alors la responsabilité d’un délit gravissime. Me répugne tout autant l’idée que la Fraternité, après avoir fait de la Foi sans compromis la bannière de son existence propre, puisse glisser sur la peau de banane de la renonciation à sa raison d’être.
J’ajoute que, à en juger sur quelques indices qui ne sont peut-être pas totalement infondés, la méthodologie mise en acte bilatéralement ne semble pas ouvrir de grandes perspectives. C’est la méthodologie du point contre point : Vatican II « oui », Vatican II « non », ou à la rigueur « oui, si… ». La condition d’une telle méthode est que d’un côté ou de l’autre, ou bien des deux, l’on baisse la garde. Une capitulation sans condition ? Pour la Fraternité, se remettre entre les mains de l’Eglise serait l’unique comportement vraiment chrétien, si n’existait pas la raison pour laquelle elle est née et qui l’a conduite à se retirer sur l’Aventin. A savoir ce Concile Vatican II qui, en particulier dans certains de ses documents, est littéralement à l’opposé de ce en quoi elle croit et de ce pour quoi elle agit. Avec une telle méthodologie, aucune voie moyenne ne peut donc être entrevue : soit la capitulation, soit le compromis.
Une telle issue pourrait être évitée si l’on suivait une autre méthodologie. Le « punctum dolens » de tout le contentieux s’appelle la Tradition. L’une et l’autre partie ne cessent d’y faire appel, bien qu’elles en aient une notion nettement distincte. En 1988, le pape Jean-Paul II déclara officiellement que la notion de Tradition défendue par la Fraternité était « incomplète et contradictoire ». Il resterait à démontrer la raison d’une telle incomplétude et d’une telle contradiction, mais ce qui est le plus urgent est la nécessité de parvenir, pour les deux parties, à un concept commun, c’est-à-dire bilatéralement partagé. Un tel concept deviendrait alors l’instrument permettant de démêler l’écheveau des problèmes. Il n’y a pas de question théologique ou de problème ecclésial qui ne trouve dans un tel concept sa solution. Si, donc, on continue à dialoguer en maintenant, d’un côté comme de l’autre, son point de départ, ou bien cela donnera lieu à un dialogue de sourds, ou bien, pour essayer de prouver que l’on a pas dialogué en vain, on donnera libre accès au compromis. En particulier, si elle acceptait la thèse des « contrastes apparents », qui réduit les oppositions non à des causes de caractère dogmatique, mais à l’interprétation toujours renouvelée des faits historiques, alors la Fraternité déclarerait sa propre fin, en substituant misérablement à sa notion de la Tradition, qui est celle des apôtres, la notion vaporeuse, inconsistante et hétérogène de Tradition vivante des néomodernistes.
3 – Dans notre colloque amical, nous avons enfin abordé une ultime question, exprimant là davantage des espérances que des prévisions concrètement fondées : la question de l’avenir de la Fraternité. Sur ce sujet, s’est déjà penché le site cordialiter.blogspot.com, avec une anticipation idyllique des lendemains heureux qui pourraient advenir à la Fraternité : un nouveau – nouveau ? Oui, car pour l’instant, cela n’a jamais existé – statut canonique, signifiant le début de la fin du modernisme, des prieurés pris d’assaut par les fidèles, et la Fraternité transformée en « superdiocèse autonome ». Pour ma part, j’attends aussi beaucoup du rapprochement espéré et qui est actuellement à l’œuvre, mais en gardant un peu plus les pieds sur terre.
J’essaye de porter sur ces choses un regard plus aigu afin de voir ce qui pourrait advenir. La spécificité de la Fraternité, comme je l’ai déjà rappelé, est la préparation au sacerdoce et le soin des vocations sacerdotales. Ne devrait donc pas s’ouvrir pour elle un terrain différent de celui des séminaires, ce terrain-là étant son véritable champ de bataille : que ce soient ses propres séminaires ou d’autres, c’est là plus qu’ailleurs que pourront s’exprimer la nature et la finalité de la Fraternité.
Sous quel profil canonique ? Il n’est pas facile de le prévoir. Il me semble, cependant, que le fait qu’il s’agisse d’une fraternité sacerdotale devrait en suggérer l’aspect canonique, sous la forme d’une « société sacerdotale », placée sous le gouvernement suprême de la « Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique ». De plus, le fait qu’elle possède déjà quatre évêques pourrait suggérer, comme solution, qu’elle soit une « Prélature » dont le Saint-Siège, au moment opportun, pourra préciser la configuration juridique exacte. Tout cela ne me semble pas, toutefois, être le problème principal. Ce qui est bien plus important, sans aucun doute, c’est aussi bien la résolution, à l’intérieur de l’Eglise, d’un contentieux incompréhensible à l’heure du dialogue avec tous, que la libéralisation d’une force compacte attachée à l’idée et à l’idéal de la Tradition, afin qu’elle puisse opérer non pas depuis un bunker, mais à la lumière du soleil et comme expression vive et authentique de l’Eglise.
Brunero Gherardini
Rome, le 27 septembre 2010