La messe et la mort
P. Reg. Garrigou-Lagrange
La vie spirituelle n° 194, nov. 1935
On peut approfondir la doctrine chrétienne et catholique du sacrifice de la messe de façon abstraite et spéculative ; on peut aussi l’approfondir de façon concrète et vécue, en s’unissant à l’oblation du Sauveur d’une façon personnelle, et plus particulièrement en faisant à l’avance le sacrifice de sa vie, pour obtenir la grâce d’une sainte mort[1].
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Plus que personne au monde, Marie a été associée au sacrifice de son Fils, en participant à toutes ses souffrances, dans la mesure de son amour pour lui.
Des saints, en particulier les stigmatisés, ont été exceptionnellement unis aux souffrances et aux mérites du Sauveur, un saint François d’Assise et une sainte Catherine de Sienne, par exemple ; mais si profonde qu’ait été cette union, elle fut pourtant peu de chose en comparaison de celle de Marie. Par une connaissance expérimentale des plus intimes et par la grandeur de son amour, Marie au pied de la Croix est entrée dans les profondeurs du mystère de la Rédemption, plus que saint Jean, plus que saint Pierre, plus que saint Paul. Elle y est entrée dans la mesure de la plénitude de grâce qu’elle avait reçue, dans la mesure de sa foi, de son amour, des dons d’intelligence et de sagesse qu’elle avait à un degré proportionné à sa charité.
Pour entrer un peu nous-mêmes dans ce mystère et en tirer les leçons pratiques qui nous permettent de nous préparer à une bonne mort, pensons au sacrifice que nous devons faire de notre vie en union avec Marie au pied de la Croix.
On exhorte souvent les mourants à faire le sacrifice de leur vie, pour donner une valeur satisfactoire, méritoire et impétratoire à leurs dernières souffrances. Souvent les Souverains Pontifes, en particulier Pie X, ont invité les fidèles à offrir d’avance ces souffrances, peut-être très grandes, du dernier instant, pour se bien disposer à les offrir d’un cœur plus généreux à l’heure suprême.
Mais pour bien faire dès maintenant ce sacrifice de notre vie, il faut le faire en union avec le sacrifice du Sauveur perpétué sacramentellement sur l’autel pendant la Messe, en union avec le sacrifice de Marie, Médiatrice et Corédemptrice. Et pour bien voir tout ce que cette oblation doit comporter, il convient de se rappeler ici les quatre fins du sacrifice : l’adoration, la réparation, la supplication et l’action de grâces. Nous les considérerons successivement, en voyant les leçons qu’elles comportent.
L’Adoration.
Jésus sur la Croix a fait de sa mort un sacrifice d’adoration. Ce fût l’accomplissement le plus parfait du précepte du décalogue : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul » (Deutér., VI, 13). C’est par cette parole divine que Jésus avait répondu à Satan qui lui disait : « Je te donnerai tous les royaumes du monde, si tu te prosternes devant moi pour m’adorer, si cadens adoraveris me. »
L’adoration est due à Dieu seul, à cause de sa souveraine excellence de Créateur, parce que lui seul est l’Etre même, éternellement subsistant, la Sagesse même, l’Amour même. L’adoration, qui lui est due, doit être à la fois extérieure et intérieure, inspirée par l’amour ; elle doit être une adoration en esprit et en vérité.
Une adoration d’une valeur infinie a été offerte à Dieu par Jésus à Gethsémani, lorsqu’il se prosterna la face coutre terre en disant : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ; cependant que votre volonté soit faite et non la mienne » (Matth., XXVI, 10). Cette adoration reconnaissait pratiquement et profondément la souveraine excellence de Dieu, maître de la vie et de la mort, de Dieu qui, par l’amour du Sauveur, voulait faire servir la mort, peine du péché, à la réparation du péché et à notre salut. Il y a dans ce décret éternel de Dieu, qui contient toute l’histoire du monde, une excellence souveraine, reconnue par l’adoration de Gethsémani.
Cette adoration du Sauveur continua sur la Croix, et Marie s’associa à elle, dans la mesure de la plénitude de grâce qu’elle avait reçue et qui n’avait cessé de grandir. Au moment de la crucifixion de son Fils elle a adoré les droits de Dieu, auteur de la vie, qui allait faire servir la mort de son Fils innocent à la réparation du péché, pour le bien éternel des âmes.
En union avec Notre-Seigneur et sa Sainte Mère, adorons Dieu et disons de tout cœur, comme nous y invitait S. S. Pie X : « Seigneur, mon Dieu, dès aujourd’hui, d’un cœur tranquille et soumis, j’accepte de votre main le genre de mort qu’il vous plaira de m’envoyer, avec toutes ses angoisses, toutes ses peines et toutes ses douleurs. »
Quiconque une fois dans sa vie, un jour de son choix, aura récité cet acte de résignation après la confession et la communion gagnera une indulgence plénière qui lui sera appliquée à l’heure de la mort, suivant la pureté de sa conscience. Mais qu’il serait bon de refaire chaque jour ce sacrifice, pour nous préparer ainsi à faire de notre mort, au dernier instant, en union avec le sacrifice du Christ continué en substance sur l’autel, un sacrifice d’adoration, en pensant au souverain domaine de Dieu, à la Majesté et à la Bonté de Celui « qui conduit à toute extrémité et qui en ramène – Dominus mortificat et vivificat, deducit ad inferos et reducit » (Deut., XXXII, 39 ; Tobie, XIII, 2 ; Sagesse, XVI, 13). Cette adoration de Dieu, maître de la vie et de la mort, peut se faire de manières assez différentes, suivant que les âmes sont plus ou moins éclairées : en est-il une meilleure que de s’unir ainsi chaque jour au sacrifice d’adoration du Sauveur ?
Soyons dès maintenant des adorateurs en esprit et en vérité ; que cette adoration soit si sincère et si profonde qu’elle rejaillisse vraiment sur notre vie et nous dispose à celle que nous devrons avoir au cœur au dernier instant.
Réparation.
Une seconde fin du sacrifice est la réparation de l’offense faite à Dieu par le péché, et la satisfaction pour la peine due au péché. Nous devons faire de notre mort un sacrifice propitiatoire ; l’adoration doit être à proprement parler réparatrice.
Notre-Seigneur a satisfait surabondamment pour nos fautes, parce que, dit saint Thomas (IIIa, q. 48, a. 2), en offrant sa vie pour nous, il a fait un acte d’amour qui plaisait plus à Dieu que tous les péchés réunis ne lui déplaisaient. Sa charité fut beaucoup plus grande que la malice de ses bourreaux ; elle avait une valeur infinie qu’elle puisait en la personnalité du Verbe.
Il a satisfait pour nous, qui sommes les membres de son Corps mystique. Mais comme la cause première ne rend pas inutile les causes secondes, le sacrifice du Sauveur ne rend pas inutile le nôtre, mais le suscite et lui donne sa valeur. Marie nous a donné l’exemple, en s’unissant aux souffrances de son Fils ; elle a ainsi satisfait pour nous, au point de mériter le titre de Corédemptrice.
Elle a accepté le martyre de son Fils non seulement chéri, mais légitimement adoré, qu’elle aimait avec le cœur le plus tendre, depuis qu’elle l’avait virginalement conçu.
Plus héroïque encore que le patriarche Abraham prêt à immoler son fils Isaac, Marie offrant son Fils pour notre salut le vit réellement mourir dans les plus atroces souffrances physiques et morales. Un Ange ne vint pas arrêter l’immolation et dire a Marie comme au patriarche au nom du Seigneur : « Je sais maintenant que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique » (Genèse, XXII, 12) ; Marie vit se réaliser effectivement et pleinement le sacrifice de réparation de Jésus, dont celui d’Isaac n’était qu’une figure commencée. Elle souffrit alors du péché dans la mesure de son amour pour Dieu que le péché offense, pour son Fils que le péché crucifiait, pour nos âmes que le péché ravage et fait mourir. La charité de la Vierge dépassait incomparablement celle du patriarche, et en elle, plus encore qu’en lui, se réalisèrent les paroles qu’il entendit : « Parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et te donnerai une postérité nombreuse comme les étoiles du ciel » (Genèse, XXII, 2, 17).
Or, comme le sacrifice de Jésus et de Marie a été un sacrifice de propitiation ou de réparation pour le péché, de satisfaction pour la peine due au péché, en union avec eux, faisons du sacrifice de notre vie une réparation de toutes nos fautes, demandons dès maintenant que nos derniers moments aient une valeur à la fois méritoire et expiatoire, et demandons la grâce de faire ce sacrifice avec un grand amour qui en augmentera la double valeur. Soyons heureux de payer cette dette à la justice divine pour que l’ordre soit pleinement rétabli en nous. Et si, en cet esprit, nous nous unissons intimement aux messes qui se célèbrent tous les jours, si nous nous unissons à l’oblation toujours vivante au Cœur du Christ, oblation qui est l’âme de ces messes, alors nous obtiendrons la grâce de nous y unir de même au dernier moment. Si cette union d’amour au Christ Jésus est chaque jour plus intime, la satisfaction du Purgatoire sera notablement abrégée pour nous ; il se pourrait même que nous recevions la grâce de faire totalement notre Purgatoire sur la terre en méritant, en grandissant dans l’amour, au lieu de le faire après la mort sans mériter.
Supplication.
Le mourant ne doit pas seulement faire de sa mort un sacrifice d’adoration et de réparation, mais aussi un sacrifice impétratoire ou de supplication, en union avec Notre-Seigneur et avec Marie.
Saint Paul écrit aux Hébreux (V, 7) : « Jésus, ayant offert avec larmes ses supplications…, a été exaucé, à cause de sa piété et de son obéissance et il sauve tous ceux qui lui obéissent. » Rappelons-nous la prière sacerdotale du Christ après la Cène et avant le sacrifice de la Croix :Jésus y a prié pour ses Apôtres et pour nous… et « toujours vivant, il ne cesse d’intercéder pour nous » (Hébr., VII, 25). En particulier au sacrifice de la messe, dont il est le prêtres principal.
Jésus, qui a prié pour ses bourreaux, prie pour les mourants qui se recommandent à lui. Avec lui, la Vierge Marie intercède en se rappelant que nous lui avons souvent dit : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. »
Le mourant doit s’unir aux messes qui se célèbrent en cette minute près de lui ou loin de lui ; il doit demander par elles, par la grande prière du Christ qui continue en elles, la grâce de la bonne mort ou de la persévérance finale, la grâce des grâces, celle des élus. Il convient qu’il la demande non seulement pour lui-même, mais pour tous ceux qui meurent au même moment.
Et, pour nous disposer dès maintenant à faire cet acte de supplication à la dernière heure, prions souvent en assistant à la sainte messe pour ceux qui vont mourir dans la journée. Et, selon la recommandation de S. S. Benoît XV, faisons dire quelquefois une messe pour obtenir, par ce sacrifice des supplication d’une valeur infinie, la grâce de la bonne mort ou l’application des mérites du Sauveur. Faisons aussi célébrer quelques messes pour ceux de nos parents et amis qui nous donneraient des inquiétudes sur leur salut, pour leur obtenir la grâce dernière, pour ceux aussi que nous aurions scandalisés et éloignés peut-être de la voie de Dieu.
L’action de grâces.
Enfin chacun de nous devrait faire de sa mort, en union avec Notre-Seigneur et avec Marie, un sacrifice d’action de grâces pour tous les bienfaits reçus depuis le baptême, en pensant à tant d’absolutions et de communions qui nous ont remis ou gardés dans la voie du salut.
Jésus fit de sa mort un sacrifice d’action de grâces, quand il dit : « Consummatum est – Tout est consommé » (Jean, XIX, 30) ; Marie dit ce « Consummatum est » avec lui. Et cette forme de prière, qui continue à la messe, ne cessera pas, même quand la dernière messe sera dite à la fin du monde. Lorsqu’il n’y aura plus de sacrifice proprement dit, il y aura sa consommation, et en elle il y aura toujours l’adoration et l’action de grâces des élus qui, unis au Sauveur et à Marie, chanteront le Sanctus avec les Anges et glorifieront Dieu en le remerciant.
Cette action de grâces est admirablement exprimée par les paroles du rituel que dit le prêtre au chevet des mourants, après leur avoir donné une dernière absolution et le saint viatique : « Proficiscere, anima christiana, de hoc mundo… : Sortez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout-puissant, qui vous a créée, au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous, au nom de la glorieuse et sainte Mère de Dieu, la Vierge Marie, au nom du bienheureux Joseph, son époux prédestiné, au nom des Anges et des Archanges, au nom des Patriarches, des Prophètes, des Apôtres, des Martyrs, su nom de tous les Saints et de toutes les Saintes de Dieu. Qu’aujourd’hui votre habitation soit dans la paix et votre demeure dans la Jérusalem céleste, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. »
Pour conclure, redisons souvent, pour lui donner toute sa valeur, l’acte recommandé par S. S. Pic X et demandons à Marie la grâce de faire de notre mort un sacrifice d’adoration, de réparation, de supplication et d’action de grâces. Quand nous assistons les mourants, exhortons-les au sacrifice en s’unissant aux messes qui se célèbrent alors. Et dès maintenant, a l’avance, faisons-le nous-mêmes, renouvelons-le souvent, chaque jour, comme s’il devait être le dernier ; nous nous disposerons ainsi à le faire très bien au moment suprême : alors nous saurons que « si Dieu conduit à toute extrémité, il en ramène » ; notre mort sera comme transfigurée ; nous appellerons le Sauveur et sa sainte Mère pour qu’ils viennent nous prendre et nous accordent la dernière des grâces qui assurera définitivement notre salut, par un dernier acte de foi, de confiance et d’amour.
Fr. RÉGINALD GARRIGOU-LAGRANGE.
[1] Nous avons déjà parlé de l’Union Eucharistique, érigée à la Sainte-Baume dans le but d’établir un culte perpétuel de messes pour la pacification du monde. Nous sommes heureux de noter que cette pieuse union s’est récemment répandue en Piémont et aussi aux Iles Philippines. Pour y être inscrit, s’adresser au Secrétariat de l’Union Eucharistique, presbytère du Plan d’Aups, par Saint-Zacharie (Var).
fonte:salve regina